Aux cailloux des chemins …
[Rimbaud]
Chemin : bande de terre sur laquelle on marche à pied. La route se distingue du chemin non seulement parce qu’on la parcourt en voiture, mais en ce qu’elle est une simple ligne reliant un point à un autre. La route n’a par elle-même aucun sens ; seuls en ont un les deux points qu’elle relie. Le chemin est un hommage à l’espace. Chaque tronçon du chemin est en lui-même doté d’un sens et nous invite à la halte. La route est une triomphale dévalorisation de l’espace, qui aujourd’hui n’est plus rien d’autre qu’une entrave aux mouvements de l’homme, une perte de temps.
Avant même de disparaître du paysage, les chemins ont disparu de l’âme humaine : l’homme n’a plus le désir de cheminer et d’en tirer une jouissance. Sa vie non plus, il ne la voit pas comme un chemin, mais comme une route : comme une ligne menant d’un point à un autre, du grade de capitaine au grade de général, du statut d’épouse au statut de veuve. Le temps de vivre s’est réduit à un simple obstacle qu’il faut surmonter à une vitesse toujours croissante.
Le chemin et la route impliquent aussi deux notions de beauté. Quand Paul déclare qu’il y a un beau paysage à tel endroit, cela veut dire : si tu arrêtes là ta voiture, tu verras un beau château du XVe siècle flanqué d’un parc ; ou bien : il y a là un lac, et des cygnes nageant sur sa surface miroitante qui se perd dans le lointain.
Dans le monde des routes, un beau paysage signifie : un îlot de beauté, relié par une longue ligne à d’autres îlots de beauté.
Dans le monde des chemins, la beauté est continue et toujours changeante ; à chaque pas, elle nous dit « Arrête-toi ! ».
[Milan Kundera, L’immortalité]
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