Wednesday, January 21, 2009

Max Stirner


"Je ne suis plus un gueux, mais j'en fus un. Sans foi ni loi."
(M. Stirner, L'Unique et sa propriété)

Ni philosophie, ni “oeuvre”, ni même pensée, la parole de Max Stirner est insurrectionnelle : insurrection contre les essences, les idéaux, les valeurs, en un mot contre la métaphysique et ses rejetons éthiques. Simultanément, elle s’insurge contre les mots en lesquels se consacre et se congèle le fantôme.

Cette insurrection ne se fonde ni sur une théorie, ni sur une praxis. Elle ne se fonde sur rien. Elle est menée au nom de la seule réalité qui soit : le moi, l’Unique.

Le moi ne se prouve pas, il ne se formule pas, il ne se décrit pas ; il est l’impensable, l’indicible, l’innommable.

Rien n’existe que lui : « Moi seul ai un corps et suis quelqu’un. »

Seule réalité existante, ne se fondant sur rien, le moi revendique tout : il est l’unique propriétaire. Tout est à lui, tout est sa propriété, non pas en droit – ce qui ouvrirait le chemin des patiences historiques que Stirner refuse – mais en fait. La parole de Stirner factualise les potentialités et, de ce fait, supprime le statut de droit.

Les rapports entre le moi sont des rapports d’intérêt, de capture et de force ? Tout est pour moi objet, y compris autrui, tout est assignable à mon intérêt.

Le moi est égoïste, non par déviation ou accident, mais par nature. Il n’est pleinement que dans la mesure où il est pleinement ego, se voulant dans la positivité de sa force. Toute référence éthique est absente de cette affirmation.

L’histoire de la coalition des idées religieuses et philosophiques est l’histoire d’une folie collective, d’une idée fixe, d’une marotte.

Dieu, l’Esprit, la Morale, l’Homme, l’État, le Peuple, la Liberté, autant d’entreprises de destruction du moi, autant d’impostures, de mensonges consacrant l’aliénation des hommes, leur mise en esclavage par des fantômes.

Le moi a été exproprié, sa propriété a été constituée en altérité, coiffée de l’étiquette de Sacré, afin d’empêcher toute récupération par son légitime propriétaire. Ainsi la tyrannie des Idées et des Mots a brisé la force du moi.

Mythes mensongers des arrière-mondes, des autres mondes de l’Homme Essentiel, nouvel avatar du Dieu biblique. Mythes du Bien, du Droit, consacrés par l’État, lui-même mythe. Mythe de la propriété, habilement exploité par les possédants et s’emparant des gueux. Mythes du mérite et de la chance justifiant l’exploitation du prolétaire et la rapacité des possédants qui valorisent, dans leur propre intérêt, le principe de la concurrence. Mythes des vertus d’abnégation et de désintéressement, habilement manipulées, au nom de l’éthique, par les bénéficiaires du système social.

Tout aussi puissant que l’esclavage matériel des hommes par les puissances temporelles est l’esclavage du moi par les idées-fantômes, l’esclavage intérieur. De même que les maîtres du monde volent à l’homme sa vie, de même les idéaux volent au moi sa force.

Ce que nous appelons le Bien, c’est le mal. Ainsi nous condamnons le vol, mais celui-ci existerait-il sans la propriété privée ? Les hommes n’ont que trop tardé à se servir : puisqu’on leur refuse ce qui leur est dû qu’ils le prennent !

Le contenu et le style de cette (non-)pensée – car Stirner se refuse à penser, il ne veut être qu’un jaillissement, qu’un cri – sont d’une telle violence, d’une telle originalité que l’on comprend la réticence éprouvée à son égard par les historiens de la philosophie, lesquels s’en débarrassent promptement et furtivement en lui consacrant quelques lignes : fondateur de l’anarchie, ayant influencé tel ou tel de ses épigones, voilà escamotée une subversion si radicale qu’elle met mal à l’aise les plus révolutionnaires des théoriciens.

Stirner est le premier nihiliste actif de l’histoire, le premier qui ose porter une main sacrilège sur l’édifice de la métaphysique occidentale, sur le domaine du sacré, de l’éthique.

Stirner dénonce systématiquement toutes les aliénations qui mutilent la réalité humaine : aliénations politiques, sociales, psychologiques. Freud est en germe dans ses dévoilements et nous n’hésiterons pas à dire que sans lui Nietzsche n’aurait pas forgé dans un si pur acier le marteau de sa philosophie. En vain essaie-t-on de le classer sous de vagues têtes de chapirtre : individualisme, solipsisme, anarchisme, Stirner ne se laisse pas enclore dans ces catégories fantomatiques.

Restent quelques points difficiles – difficiles pour les philosophes et les chefs d’État précisons-le. Pour le chef d’État, l’affrontement des moi c’est l’état de guerre permanente. Stirner ne refuserait pas l’objection mais arguerait que, de toute façon, les nations les plus démocratiques n’ont pas mis fin à l’état de guerre, qu’ils n’ont fait que le camoufler. Un Stirner contemporain dirait que de nos jours on continue à se battre.

Pour le philosophe, mettons pour le moment de côté ces réticences ‘morales’ ; la question est de savoir si ce moi cet unique n’est pas l’infiltration, dans la parole de Stirner, d’un nouveau fantôme. Que cache cette affirmation stirnerienne qui peut à première vue faire l’effet d’un solipsisme délirant ?

En fait, le moi ne doit pas être considéré comme un concept, il ne doit pas être l’objet de l’ingestion philosophique qui consiste à soumettre le réel aux lois de la pensée.

Or, c’est encore penser le moi que dire qu’il n’est qu’un concept arbitrairement utilisé par Stirner ou, comme on l’a dit souvent, qu’il est l’individu.

Non, Max Stirner ne prêche pas un nouvel évangile pseudo-philosophique et il n’est pas saint Max, ou alors Karl est saint Karl, plus encore peut-être que celui sur lequel il ironise.

Max Stirner n’est pas un individualiste : son moi n’est pas le moi de Stirner mais dans la mésure où il s’est réapproprié le réel, où il s’en est rendu l’unique propriétaire, il est le tout, tout révélé, connu, possédé par la force qui passe à travers mon corps.

L’intuition de Stirner est identique à celle de Schopenhauer : c’est l’intuition d’une prodigieuse énergie, d’un vouloir irréductible à toutes les servitudes auxquelles on veut le plier. Mais là où Schopenhauer, trahi par la métaphysique ou plutôt par la religiosité, se retourne contre cette force pour la nier, Stirner l’affirme. Stirner, c’est un Schopenhauer qui a réussi. Chez lui le vouloir-vivre se reçoit joyeusement, accepte le combat et la finitude, la jouissance et la consumation.

Stirner précède Sartre dans la critique de l’essentialisme, sa défiance à l’égard du concept le porte à dépasser un Feuerbach incisif dans sa dénonciation de l’aliénation et néanmoins prisonnier de l’humanitarisme abstrait. Il y a des accents kierkegaardiens dans cette phrase de Stirner : « Je ne suppose pas, parce qu’à chaque instant je me pose et me crée. »

Plus radical que Sartre, Stirner nous met en garde contre la notion de liberté qui fait pour lui partie de ces fantômes qu’il tente d’exorciser. Il a vu en elle ‘la doctrine du christianisme’, un leurre métaphysique ; je n’ai pas à me faire libre, j’ai à être, tout simplement.

La pulsion qui anime la parole de Stirner n’est ni dialectisée ni dialectisable. Sa violence fait éclater l’univers des simulacres, concepts et mots, elle dénonce la répression sous toutes ses formes, répression interne par les tabous théologico-éthiques, répression externe par l’autorité étatique qui mobilise contre les gueux l’appareil policier. Et la police c’est beaucoup plus que ce que l’on entend d’habitude par ce terme, la police c’est l’autorité s’exerçant à tous les niveaux : « A la police appartiennent les soldats, les fonctionnaires de tout acabit, juges, pédagogues, etc., bref toute la machine de l’État. »

C’est Stirner qui a, avec Feuerbach et Marx – et précédant dans cette voie Nietzsche –, dénoncé avec le plus de force la collusion des prêtres, philosophes et politiciens. Tous oppriment l’individu en s’appuyant sur de fantomatiques arrière-mondes. C’est un véritable opéra des gueux (beggar’s opera) qui chante dans les phrases percutantes de Stirner.

Ayant évacué toutes ces servitudes, l’histoire s’ouvre sur la suprême liberté, celle d’un jouir sans restriction ni mesure : « Je suis le point de départ et la matière d’une histoire nouvelle, d’une histoire de la jouissance après l’histoire du sacrifice, d’une histoire non plus de l’Homme et de l’Humanité mais du Moi. »

Au vrai, l’impudence de Stirner aurait dû le mener vers ce point où la subversion radicale exige le refus de l’histoire et de ses infinies patiences, vers de point ultime qui, pour être celui de la fin des temps, n’est pas pour autant celui de la fin du temps. La jouissance ne s’inclut pas dans la temporalité historique, il y a bien une histoire du sacrifice, mais pas d’histoire de la jouissance. Reste à savoir si cette explosion peut encore être celle du Moi ? n’exige-t-elle pas, au contraire, l’explosion simultanée de toute l’égotité ?

Cette marotte de Stirner, le Moi, ne relève-t-elle pas encore des manières traditionnelles de penser l’individu dans les sociétés de l’avoir ? L’attachement passionné et maniaque de Stirner au Moi serait le dernier spasme du principe de la propriété privée, la défense désespérée de l’ultime enclave. D’autre part, il y aurait peut-être aussi une contamination par l’exaltation romantique du sujet comme passion absolue.
Les anarchistes se sont beaucoup réclamés de Stirner : ils n’ont guère retenu que l’aspect critique et réactif de sa pensée qu’ils ont polluée par des germes romantiques décadents.

Or Stirner ne peut être placé aux côtés de Marx ou de Bakounine, ni être inséré dans la lignée des anarchistes. Stirner est un penseur, il est de la lignée des Pascal, des Dostoïevski, des Nietzsche. C’est l’homme des fulgurations comme le furent Sade (mais Stirner est un Sade innocent) et Artaud.

Stirner, c’est déjà la fin de la métaphysique et l’aurore d’un cela qui n’a ni forme ni nom, qui est dans la lumineuse simplicité de sa présence.

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