Monday, January 5, 2009

Guérir de la maladie Platon

Joseph Kosuth, One and three chairs, 1965, New York.
L’artiste conceptuel expose un objet, sa photographie et sa definition.

Dans La République, au début du livre X, Socrate explique pourquoi les artistes nous trompent avec leurs représentations en prenant l’exemple du lit. Le lit du peintre imite le lit du menuisier qui imite le l’idée du lit, seule réalité stable et fiable (597a-e). C’est pourquoi il faut chasser les poètes, ‘créateurs de fantômes’, de la cité idéale. Ce passage a toujours vivement provoqué les artistes. En point d’ironie, Joseph Kosuth avait élaboré ses ‘trois chaises’ qui n’en sont qu’une (One and Three Chairs), si proches des lits platoniciens et pourtant si lointaines, puisque s’y ouvrait la possibilité d’un art ‘conceptuel’. Preuve, s’il en fallait, que l’art n’a pas fini son dialogue ininterrompu avec Platon.

Il est raisonnable de penser qu’une philosophie déplie toujours son propos entre deux impératifs, l’un négatif, l’autre positif, precrivant sur un bord le vice qui détruit la pensée vraie, sur l’autre l’effort, voire l’ascèse, qui la rendent possible. Le philosophe, cet ouvrier polyvalent, construit ainsi le cadre du tableau où il va délivrer le sens du monde.

Platon, qui commence tout, commence ces opérations de cadrage. Négativement, vous devez vous interdire tout commerce avec le poème, singulièrement le poème descriptif ou lyrique, ne vous autorisant que les rythmes patriotiques et guerriers. Il faut chasser les poètes de la cité idéale. Positivement vous devez vous astreindre à une dizaine d’années d’études de la mathématique la plus profonde et la plus difficile, comme l’est à l’époque la géométrie dans l’espace, qui vient tout juste d’inventer ses méthodes. Que nul n’y entre, dans cette cité, s’il n’est géomètre.

Vus de notre situation intellectuelle, ces impératifs sont violents et obscurs. De là du reste que ‘platonicien’ n’est pas en général une épithète flatteuse, ni pour Heidegger, ni pour Popper, ni pour Sartre, ni pour Deleuze, ni même pour les marxistes durs de la grande époque, pas plus que pour les logiciens, viennois ou yankees. ‘Platonicien’ est presque une insulte, comme c’en était une pour Nietzsche, qui soutenait que notre époque avait pour mission de ‘guérir de la maladie Platon’.

Dissons en passant que comme les remèdes (philosophiques) sont souvent pires que le mal, elle a, notre époque, pour guérir de la maladie Platon, avalé de telles doses du sirop relativiste, vaguement sceptique, spiritualiste léger et moraliste fade, qu’elle est en train d’en mourir doucement, dans le petit lit de son confort démocratique supposé.

Qui veut en finir avec Platon s’expose à l’euthanasie spéculative. Mais pourquoi les disais-je ‘violents et obscurs’, ces impératifs de Platon ?

Il est violent de supprimer cet usage intense de la langue, cette réinvention enchantée de la parole, cette exploration ramassée de l’infinie puissance du dire, que la poésie et elle seule parvient à concentrer. Et il est violent de nous astreindre à suivre sur la page mathématique ces sinuosités contraignantes de signes noirs chiffrés conduisant à des conclusions dont le lien au monde empirique est si ténu que la sagesse populaire n’y voit qu’une inutile torture réservée à une aristocratie de demi-fous, ceux qui ont ‘la bosse des maths’. Bossu le platonicien?

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