La seule mesure de l’amour, disait Augustin, est d’aimer sans mesure; mieux encore: c’est l’absence de mesure qui est elle-même la mesure. Appliqué à l’amour … il faut dire plutôt : jamais assez, jamais trop ! toujours davantage ! … le mot excès n’a pas de sens quand il s’agit d’aimer : comme l’amour, l’impératif moral déborde indéfiniment de sa littéralité actuelle. La démesure ne saurait donc faire l’objet d’un interdit quand il s’agit d’amour. Et c’est pourquoi la phobie d’un amour « immodéré » implique déjà une restriction injurieuse, une lésinerie dérisoire, une espèce de sordidité épicière.
A partir du moment où l’amour doit être dosé, il n’est plus un impératif anhypothétique, mais une prescription conditionnelle ; il n’est plus la loi morale, mais, comme les médicaments prescrits par ordonnance, il dépend de sa posologie. En matière d’amour la question « combien de gouttes » n’a pas de sens, et les précisions quantitatives en général sont tout à fait oiseuses. (…) Les mots fatigue, excès, outrance ici n’ont plus cours : l’amour les abandonne à la timidité petite-bourgeoise ; il n’a pas peur, lui de dépasser la mesure ni de franchir une limite : la limite recule au fur et à mesure devant son élan. L’impetus amoureux ne veut rien savoir du régulateur qui, à l’occasion, compenserait ses débordements ; sa seule loi est le crescendo, frénétique et l’accelerando, et le precipitando qui va jusqu’au vertige et risque finalement de tout faire sauter. […]
En quoi l’amour extrême est un amour délirant, … pourquoi cet amour aime, littéralement, à la folie : pourquoi on peut être vraiment fou d’amour ? … Parce que l’amour porte en lui-même sa propre négation ; l’amour, à l’extrême limite, se dément lui-même. Telle est la sublime absurdité du sacrifice, tel l’héroïque non-sens : le sacrifice nihilise tout problème, y compris celui-là même qui le pose ! Comme l’amour de Tristan pour Yseut et l’amour d’Yseut pour Tristan, la passion amoureuse est affirmative au point de désirer son propre néant. N’est-ce pas le comble et la fine pointe aiguë du paradoxe ? Car on peut mourir d’amour ! Car on peut aimer, à en mourir, c’est cette contradiction intestine qui est démentielle, voire même absurde, et, dans certains cas, sublime.
A partir du moment où l’amour doit être dosé, il n’est plus un impératif anhypothétique, mais une prescription conditionnelle ; il n’est plus la loi morale, mais, comme les médicaments prescrits par ordonnance, il dépend de sa posologie. En matière d’amour la question « combien de gouttes » n’a pas de sens, et les précisions quantitatives en général sont tout à fait oiseuses. (…) Les mots fatigue, excès, outrance ici n’ont plus cours : l’amour les abandonne à la timidité petite-bourgeoise ; il n’a pas peur, lui de dépasser la mesure ni de franchir une limite : la limite recule au fur et à mesure devant son élan. L’impetus amoureux ne veut rien savoir du régulateur qui, à l’occasion, compenserait ses débordements ; sa seule loi est le crescendo, frénétique et l’accelerando, et le precipitando qui va jusqu’au vertige et risque finalement de tout faire sauter. […]
En quoi l’amour extrême est un amour délirant, … pourquoi cet amour aime, littéralement, à la folie : pourquoi on peut être vraiment fou d’amour ? … Parce que l’amour porte en lui-même sa propre négation ; l’amour, à l’extrême limite, se dément lui-même. Telle est la sublime absurdité du sacrifice, tel l’héroïque non-sens : le sacrifice nihilise tout problème, y compris celui-là même qui le pose ! Comme l’amour de Tristan pour Yseut et l’amour d’Yseut pour Tristan, la passion amoureuse est affirmative au point de désirer son propre néant. N’est-ce pas le comble et la fine pointe aiguë du paradoxe ? Car on peut mourir d’amour ! Car on peut aimer, à en mourir, c’est cette contradiction intestine qui est démentielle, voire même absurde, et, dans certains cas, sublime.
[Vladimir Jankélévitch, Le paradoxe de la morale]
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